octobre 25

Mathieu Bock-Côté   Chroniqueur et sociologue

J’avais 17 ans et je devais m’inscrire à l’Université. J’hésitais entre la philosophie, la science politique ou le droit. La première parce que j’avais la certitude qu’il fallait se familiariser avec les grands textes et se donner une culture philosophique forte pour comprendre quoi que ce soit à notre civilisation. Elle me tentait profondément. La seconde parce que la politique m’a toujours attiré et que je me voyais bien l’étudier – mais elle attirait un nombre exagérément élevé d’apprentis politiciens de carrière. Le troisième parce que je voulais devenir riche ou rédiger la constitution d’un Québec indépendant. Petit désir et grande ambition!

Surtout je lisais à ce moment Raymond Aron et certains de ses disciples. En 1939, Aron avait soutenu une thèse consacrée à la philosophie de l’histoire. On lui prêtait une grande carrière dans l’université française. Les circonstances du vingtième siècle en ont voulu autrement. Propulsé à Londres en 1940 à la tête de la revue la France libre, il basculait dans le monde de l’action. De retour en France après la guerre, il poursuivra dans le commentaire politique, avant de renouer avec l’Université. Sa rencontre avec le siècle le conduisit vers la sociologie, la théorie des relations internationales et les études stratégiques. Son ambition était de «penser l’histoire qui se fait». Sans jamais renier ses premiers amours, comme on le voit dans ses Mémoires où la nostalgie de la philosophie affleure à chaque page.

J’avais donc, bien modestement, un plan semblable. Tout faire en philosophie, puis refonder la science politique ou quelque chose comme ça. Alors j’ai commencé le parcours. D’abord le bac. Mais après un début de maîtrise, j’ai quitté la philosophie pour une maîtrise en sociologie et ensuite pour un doctorat, que j’ai tout juste soutenu en juillet 2013. Mais jamais je n’ai abandonné la philosophie. Je me suis convaincu d’une chose en fait : c’est lorsque la philosophie et l’histoire s’accouplent qu’on parvient le mieux à comprendre l’action humaine, un peu à la manière de François Furet ou de Pierre Rosanvallon. C’est un peu la tâche qu’il faut confier à la sociologie.

J’ai profondément aimé la philosophie, et je l’ai aussi détesté. J’ai aimé lire mes classiques. Au point même où je les fréquente encore. La meilleure éducation s’y trouve. Je me suis révolté contre de faux classiques. Je ne les nomme pas. En tout domaine, on trouve des querelles insurmontables. Mais surtout, je me suis familiarisé avec les controverses fondamentales qui éclairent encore aujourd’hui toute réflexion sérieuse sur la cité. Et plus vastement, qui éclairent les questions humaines les plus fondamentales. La philosophie permet de les ressaisir à l’origine.

Je lisais récemment L’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut, un philosophe français de grande valeur. Et c’est ce qui m’étonnait chez lui: authentique philosophe, il ne s’enferme pas dans les querelles qui se mènent d’un articulet à l’autre, en technicisant à outrance la réflexion philosophique. Plutôt, il nous ramène à l’étonnement premier devant les querelles fondamentales qui structurent la condition humaine. Je pense aussi à Pierre Manent, qui honore la philosophie politique dans ce qu’elle a de mieux. C’est ainsi que j’aime la philosophie et que je l’aimerai toujours.

Je me souviens aussi de professeurs immenses comme Jean Roy, Georges Hélal, Maurice Lagueux ou Richard Bodéüs. Ils étaient de la vieille école. Le premier nous conduisait de Hobbes à l’Accord du Lac Meech. Le second nous faisait découvrir la philosophie de la religion. Le troisième nous introduisait à l’épistémologie des sciences sociales. Le dernier à Aristote. Du moins, c’est le souvenir que j’en ai gardé. Je leur suis immensément reconnaissant. À un moment où un jeune esprit a besoin de maîtres pour le guider, ils m’ont conduit sur les bonnes pistes.

La philosophie m’a appris qu’une querelle ne se délivre jamais de ses fondements, et qu’il faut l’examiner dans ses premiers plis pour voir de quelle manière elle engage l’homme tout entier. C’est lorsqu’elle se montre existentiellement exigeante que la philosophie tient ses promesses. Chaque jour, aujourd’hui, j’analyse la chose publique, je réfléchis sur la cité. À peu près chaque session, j’enseigne la sociologie ou la science politique. À chaque moment, je me souviens pourquoi ma vocation intellectuelle a d’abord pris le visage de la philosophie.

Mathieu-Bock Côté
Baccalauréat en philosophie
Maîtrise en sociologie
Doctorat en sociologie